« Monseigneur,
C’est un ami qui vient vous voir, ami de votre Altesse et ami de votre pays. C’est aussi le chef du gouvernement de la France, de la France qui a tant fait pour la Tunisie.
Je sais, Altesse, vos soucis et votre tristesse devant la situation actuelle de votre royaume. Ces soucis, cette tristesse, sont également les miens.
J’ai donc tenu à venir vous exposer moi-même aujourd’hui, avec M. le ministre Christian Fouchet et M. le maréchal Juin, les propositions du gouvernement français à l’égard des problèmes que posent les relations entre nos pays et nos peuples.
Ces problèmes ont été compliqués beaucoup plus par la violence des attentats et par l’opposition de thèses purement doctrinales que par un antagonisme réel et profond des intérêts en présence. C’est pourquoi il nous appartient de faire un effort, non seulement de conciliation mais aussi de réalisme et de clarté. Le gouvernement français, unanime, y est décidé pour sa part, tout comme le général Boyer de Latour qui vient d’être chargé des fonctions de résident général et qui a toute notre confiance comme il aura certainement la vôtre. Nous faisons cordialement appel à tous ceux qui entendent s’engager dans la voie du progrès et des réformes nécessaires en ce siècle.
Notre politique est une politique libérale, conforme aux traditions de notre histoire aussi bien qu’aux aspirations profondes du peuple tunisien et aux promesses qui lui ont été faites.
L’autonomie interne de l’Etat tunisien est reconnue et proclamée sans arrière-pensée par le gouvernement français qui entend tout à la fois l’affirmer dans son principe et lui permettre dans l’action la consécration du succès. Le degré d’évolution auquel est parvenu le peuple tunisien — dont nous avons lieu de nous réjouir d’autant plus que nous y avons largement contribué —, la valeur remarquable de ses élites justifient que le peuple soit appelé à gérer lui-même ses propres affaires.
C’est pourquoi nous sommes prêts à transférer à des personnes et à des institutions tunisiennes l’exercice interne de la souveraineté.
Dès maintenant, et tel est votre désir, un nouveau gouvernement peut être constitué qui, outre la gestion des affaires de la régence, sera chargé de négocier en votre nom avec le gouvernement français les conventions destinées à fixer clairement les droits des uns et des autres. Ces conventions préciseront les obligations réciproques des deux pays et les garanties reconnues à la France et aux Français habitant en Tunisie.
Je tiens à cet égard à préciser la pensée du gouvernement français sans aucune équivoque afin que l’accord se dégage dans une parfaite loyauté et qu’aucune interprétation déraisonnable ne puisse être donnée à mes intentions.
Il est sans aucun doute de l’intérêt commun que la France reste présente en Tunisie. Les services qu’elle rend à votre pays, l’aide culturelle, économique, technique et financière qu’elle lui fournit, la place qu’un grand nombre de Français y occupent et le travail qu’ils ont accompli sont des réalités dont aucun patriote tunisien ne songerait à faire bon marché.
Au surplus, la sauvegarde de la paix dans cette région du globe qui est la nôtre exige l’unité de la défense ; de là découle aussi la nécessité d’une commune politique étrangère. C’est bien pourquoi vos illustres prédécesseurs ont tenu, comme vous tenez aussi, à ce que la France assure la sécurité de votre pays et ses relations internationales, conformément au traité du Bardo.
L’apport de la France à la prospérité de la Tunisie repose, dans une large mesure, sur la présence d’un grand nombre de Français dont le rôle, dans les branches d’activité les plus diverses, a puissamment contribué au développement et à l’enrichissement de la Tunisie.
Les Français, en échange de leurs services passés et présents, du rôle qu’ils peuvent et doivent jouer dans l’avenir, ont acquis le droit de vivre et de travailler en Tunisie, droit dont personne ne songe à les priver. Il ne s’agit pas seulement de défendre les situations qu’ils se sont acquises. En vérité, ils doivent continuer, eux, leurs fils et les fils de leurs fils, une tâche qui répond à l’intérêt du pays et de tous ses habitants.
Leur action doit, non seulement se poursuivre, mais se développer dans un climat de confiance et d’amitié.
Vous continuerez de trouver parmi eux tous les concours pour moderniser et développer votre royaume et pour vous aider à satisfaire les immenses besoins économiques et sociaux résultant de l’expansion démographique de votre peuple. Vous penserez comme moi que le gouvernement tunisien souhaitera trouver en leur expérience économique le concours de consultations utiles.
Outre la part qu’ils pourront prendre notamment à la vie municipale, la représentation et la défense de leurs intérêts au sein d’assemblées qui leur seront propres, les Français doivent avoir les moyens pratiques de faire assurer le respect des règles de droit inscrites en leur faveur dans les conventions. Ils ne devront supporter aucun préjudice discriminatoire de droit ou de fait. En cas de violation des conventions ou d’abus de pouvoir, la France, comme la Tunisie, devront pouvoir recourir à une procédure arbitrale franco-tunisienne dont la saisine aura une valeur suspensive selon des conditions à déterminer.
Aussitôt après la conclusion de nos conventions, l’autonomie interne sera définitivement acquise sans aucune restriction ni limitation que celles qui résulteront de ces conventions elles-mêmes. Nous sommes certains, connaissant les sentiments de Votre Altesse, et les aspirations de son peuple, que les réformes marqueront un progrès démocratique dans les institutions. On peut également souhaiter qu’elles comportent toutes les mesures assurant à ce pays les garanties qu’offre, dans un Etat moderne, le contrôle d’un tribunal administratif suprême.
Nous n’avons pas le droit d’oublier non plus que les réformes politiques seraient de peu de portée si elles ne s’accompagnaient d’une action administrative, économique et sociale destinée à améliorer les conditions d’existence du pays et à tirer tout le parti possible de ses ressources matérielles et humaines. Vous ne pouvez pas douter que, pour cette grande tâche de progrès et de justice, le concours de la France vous soit toujours acquis.
Encore faut-il, pour que nous puissions nous y attacher utilement, que le calme revienne dans les esprits. Faisons appel au concours et à la compréhension de tous ceux qui, comme nous-mêmes, souhaitent une solution prochaine à nos problèmes. Demandons à tous ceux qui détiennent une autorité et une influence, demandons à la presse, aux groupements et aux associations de toutes sortes, de faire entendre autour d’eux la voix de la sagesse et de l’amitié entre des hommes qui doivent collaborer et qui ont été malheureusement divisés.
Au cours de ces dernières semaines, les violences ont redoublé comme si elles voulaient gagner de vitesse nos décisions et creuser un fossé entre les populations appelées à s’entraider fraternellement.
Comme vous-même, j’ai le droit d’espérer qu’un terme sera mis maintenant à ces violences. S’il fallait affecter plus de moyens pour les maîtriser, le gouvernement français n’hésiterait pas à envoyer tous les renforts nécessaires ; s’il fallait recourir à des mesures draconiennes d’ordre public, à son regret, il les prendrait.
Si de nouveaux attentats venaient endeuiller ce pays, les sanctions, je dois le dire loyalement, seraient d’une rigueur que ne mitigerait aucun ménagement car notre devoir consiste, n’est-il pas vrai, à hâter l’heure de la conciliation et des réformes sur le sens desquelles aucun désaccord n’a plus lieu de subsister entre nous.
De toute manière, le terrorisme n’atteindra pas le but qu’il poursuit, il n’entravera pas les déterminations politiques que nous avons prises. Tout au plus, il risque d’en retarder le succès, tout en imposant à votre peuple des souffrances imméritées.
Vous n’ignorez pas, Altesse, que vous pouvez compter sur la bonne volonté entière du gouvernement français. C’est pourquoi j’ai tenu à venir, dans cette circonstance qui doit être heureuse pour nos deux pays, vous apporter moi-même le message amical du peuple français. Je regrette vivement que mon séjour auprès de vous soit trop bref, en raison d’affaires pressantes qui me rappellent à Paris. J’espère pouvoir revenir prochainement pour une durée moins limitée. J’espère surtout que notre entretien d’aujourd’hui aura pu contribuer à une meilleure compréhension entre nos deux peuples, qui doivent reprendre la route sur laquelle ils ont ensemble réalisé tant de progrès déjà en trois générations.
La meilleure garantie des intérêts des uns et des autres, la meilleure chance d’avenir pour la Tunisie entière et pour tous ceux qui contribuent à sa vie, n’est-elle pas, en effet, une intime coopération qui ne peut manquer de se confirmer entre Français et Tunisiens, réunis par tant de profondes affinités et de réelle sympathie ? »
Pierre Mendès France, Œuvres complètes, tome 3 « Gouverner, c’est choisir » 1954-55, Paris, Gallimard, 1986, p. 181-185. © Éditions Gallimard.
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